Recommandations pour préserver les moyens de subsistance et les paysages à la suite d'une recherche effectuée sur la chaîne de valeur du mukula
Chaque fois que j'étudie une chaîne de valeur en particulier – principalement celles qui prennent leur source dans les forêts de l'Afrique subsaharienne – je me demande si je vais contribuer à fermer la porte de la grange avant ou après la sortie des chevaux.
Ce dilemme est aisément illustré par l'exemple de la recherche réalisée dans les fragiles forêts de miombo d'Afrique australe, situées entre la Zambie, la République démocratique du Congo (RDC) et plusieurs pays voisins.
Le "héros" de cette histoire, c'est le bois de rose. Le commerce illégal de ce bois est l'un des commerces les plus lucratifs du monde, et il touche une grande partie de l'Asie du Sud‑Est, ainsi que certaines parties de l'Afrique et de l'Amérique du Sud. Lorsque la demande a commencé à s'accroître en Afrique occidentale vers 2010, les exportations sont passées de près de zéro à des centaines de millions de dollars en quelques années seulement. Par ailleurs, l'exploitation du bois de rose entraîne une série de catastrophes environnementales et socioéconomiques.
Même le terme "bois de rose" est complexe, étant donné que plusieurs espèces d'arbres sont récoltées et commercialisées sous ce nom. En Afrique australe et en Zambie en particulier, le bois de rose est mieux connu sous le nom de "mukula", ou Pterocarpus tinctorius.
Il s'agit d'une simplification excessive généralement liée au bois de rose qui fait que l'on peut tracer une ligne droite de la production à la consommation, entre une forêt située quelque part en Afrique, en Asie du Sud‑Est ou en Amérique du Sud, jusqu'en Chine. Le marché chinois est en effet un grand consommateur de bois de rose, en raison de la demande des consommateurs en matière d'espèces de bois tropical rouge foncé. Au cours de la dernière décennie, environ 9 milliards de dollars EU de bois de rose ont été importés en Chine, et ce chiffre ne représente que le bois classé officiellement comme étant du bois de rose, ce qui exclut plusieurs espèces vendues en tant que "bois de rose", mais qui ne sont pas enregistrées sous ce nom, comme le mukula.
Par ailleurs, dans le cas du mukula, la soi‑disant ligne commerciale droite allant de la Zambie jusqu'en Chine est plutôt un zigzag en fait, avec un seul conteneur en partance de la Zambie possiblement chargé à bord d'un navire qui aura quitté au moins cinq ports africains (y compris ceux situés au Kenya, en Tanzanie, au Mozambique, en Afrique du Sud et en Namibie) et se sera arrêté dans des pays de transit (y compris Madagascar, l'Inde, les Philippines et le Viet Nam), où son contenu pourrait être mélangé avec d'autres espèces arboricoles
En fin de compte, il y a de fortes chances que le mukula se retrouve sur le marché chinois. Cependant, comme dans le cas de bon nombre de chaînes de valeur, l'histoire est beaucoup plus compliquée que cela.
Le commerce du bois de rose
Une étude sur le commerce du bois de rose a été menée sur le terrain par une équipe du Centre pour la recherche forestière internationale dans quatre districts d'Afrique australe entre 2016 et 2017. Cette étude comprenait des discussions avec les communautés rurales, les exploitants forestiers, le gouvernement, les représentants du secteur privé, les courtiers, les intermédiaires ainsi que les entreprises chargées d'acheter et éventuellement d'expédier le bois à l'extérieur du pays. En outre, 52 discussions de groupes composés de 494 participants au total ont été tenues afin d'en apprendre davantage sur le mukula. Par la suite, un dialogue avec les décideurs politiques s'est engagé en 2018, et ce dialogue est toujours en cours.
Voici ce que nous avons trouvé.
En Zambie, les négociants en bois de rose exigent de l'argent pour acheter le bois, des liens avec les autorités, et des contacts dans les opérations en aval. Plus on est proche de l'acheteur final des matières premières hors d'Afrique, mieux c'est.
Les négociants ne se préoccupent généralement pas de savoir comment le bois a été obtenu. Cependant, lorsqu'ils ont commencé leur commerce, la concurrence était féroce, et les gens devaient parcourir les villages situés dans les zones rurales, possiblement avec l'aide de chefs locaux, de traducteurs, de facilitateurs et de courtiers. Au fur et à mesure de la réputation qu'ils acquièrent, les négociants en bois de rose ont tendance à se déplacer vers la capitale, laissant derrière eux un réseau de courtiers privilégiés qui les alimentent en bois.
Les contacts en aval sont également essentiels, d'autant plus que la Zambie n'est qu'à quelques milliers de kilomètres de chaque lieu de destination du bois. Les négociants peuvent parfois "s'approvisionner et vendre" sur place, mais ce n'est pas l'opération la plus lucrative. Il faut des acheteurs et des réseaux construits au fil des ans et à travers les océans.
Les conteneurs remplis de bois de rose finissent par atteindre leur destination, et les arbres achetés en Zambie à environ 20 dollars EU le mètre cube rapportent au négociant environ 1 000 dollars EU le mètre cube.
Des agriculteurs‑entrepreneurs forestiers
Pendant cette étude, nous avons trouvé le terme "agriculteurs‑entrepreneurs forestiers", car, presque partout où le commerce de bois de rose est documenté, les agriculteurs sont attirés par l'exploitation forestière. Ils acceptent un revenu moyen de 4 dollars EU par arbre coupé, ce qui correspond à un revenu substantiel – bien qu'à très court terme – d'environ 770 dollars EU par an. Les "agriculteurs‑entrepreneurs forestiers" peuvent parcourir les forêts avoisinantes pendant des mois à la recherche de mukula, ou de tout autre bois ayant une couleur rouge foncé.
Pendant ce temps, aînés, épouses, amis et enfants se chargent de leurs travaux sur la ferme familiale, dans l'attente de ce revenu indispensable pour pourvoir à leurs besoins fondamentaux tels que la santé et l'éducation.
Start date in logging reported by interviewed cutters (bars = total per year, line = cumulative percentage)
Ce modèle pose deux problèmes immédiats. Premièrement, l'"agriculteur‑entrepreneur forestier" découvre très rapidement que, après une ou deux saisons d'exploitation forestière, la ressource a tout simplement disparu du milieu environnant. Par conséquent, à moins de devenir un entrepreneur forestier professionnel – ce qui arrive très rarement – il retourne à son ancien métier, une fois rentré chez lui.
Deuxièmement, le paysage tel qu'il était avant la frénésie du bois de rose est dorénavant très appauvri, et l'agriculteur risque de ne pas être en mesure de fournir les mêmes services vitaux qu'avant, indispensables à la survie de sa famille et de sa communauté.
Il est difficile de quantifier pleinement les services que des millions de bois de mukula maintenant disparus fournissaient en Zambie, ou en RDC, ou au Malawi, ou dans le monde. Nous estimons que, pendant la frénésie du mukula, entre 90 000 et 150 000 hectares de forêts ont été touchés chaque année par des opérations d'exploitation forestière non réglementées et non durables, avec des pertes de revenu d'environ 3 millions de dollars EU. Cet appauvrissement a eu une incidence sur les principales espèces fauniques vivant dans ces forêts arides, et a accru les phénomènes naturels tels que les incendies auxquels ces forêts sont très exposées.
Tout n'est pas perdu
Le 21 août 2019, la proposition soutenue par le Malawi d'inscrire le mukula à l'annexe II de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES) a été acceptée pendant la CdP18 de la CITES. L'annexe II répertorie les espèces qui ne sont pas nécessairement menacées d'extinction, mais dont le commerce doit être contrôlé afin d'en assurer la survie.
C'est un pas dans la bonne direction, mais ce n'est pas suffisant. Malheureusement, les négociants sont en mesure de poursuivre leurs activités, même dans les circonstances plus strictes instituées par de nombreux pays. En Zambie, par exemple, comme dans plusieurs autres pays, le gouvernement a adopté une longue série d'interdictions en matière de production et de commercialisation des grumes, mais il faut qu'elles soient mieux appliquées.
Des outils d'application de plus grande portée sont essentiels, car les forêts continuent d'être dévastées. En Zambie et en RDC, les négociants cherchent du mukula, mais également tout autre arbre que les consommateurs pourraient acheter comme étant du "bois de rose". Cela signifie que l'application des règles relatives à une seule espèce – comme le fait la résolution de la CITES – est une bonne chose. En revanche, cela fonctionne uniquement en conjonction avec des approches plus audacieuses des lois et des politiques nationales et régionales.
Les réseaux élargis sont la seule solution à long terme. Pendant des années, les gens ont évoqué les efforts déployés par certains pays pour lutter contre l'exploitation illégale des forêts, presque toujours avec la sentence corollaire sur les autres pays non participants. La Chine vient d'adopter une nouvelle réglementation forestière qui, pour la première fois, mentionne explicitement l'exploitation forestière illégale et le commerce connexe – et les condamne. Prenons ce genre d'actions positives et développons‑les pour avoir plus d'impact sur le terrain, là où les ressources sont en train de s'épuiser.
Ultimement, il faut continuer de mettre de la pression. Dans un monde aussi interconnecté, la pression continue exercée tout au long des chaînes de valeur complexes et obscures sur les pays et les régions pour qu'ils améliorent et appliquent leurs propres lois, et sur les entreprises pour qu'elles respectent les règles, ne doit pas faiblir.
Nous avons tous un rôle à jouer, et nous devons en être bien conscients. En tant que citoyens de cette planète, ne nous laissons pas enfermer dans le modèle binaire "producteurs et consommateurs". À chaque nœud de la chaîne de valeur, nous pouvons trouver une façon d'appuyer sur le bon bouton. C'est un domaine où la grange comprend beaucoup de portes et de fenêtres, et c'est seulement ensemble que nous pourrons les fermer avant que les chevaux disparaissent.
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Paolo Omar Cerutti est forestier au Centre pour la recherche forestière internationale (CIFOR).
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