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Environ 30% du commerce mondial concerne des biens et des services intermédiaires qui sont incorporés à différentes étapes du processus de production jusqu'à la consommation finale. La fragmentation de la production et la dispersion internationale des activités ont fait émerger des systèmes de production sans frontières, ou "chaînes de valeur mondiales" (CVM)
Au cours des 50 dernières années, la production internationale a suivi une trajectoire très claire: toujours plus de production et plus de CVM. Deux phénomènes sous‑jacents ont simultanément façonné les CVM modernes: la fragmentation des activités (dégroupage) et leur dispersion géographique (délocalisation). Par ailleurs, le recours de plus en plus fréquent à l'externalisation et à des modes hybrides de gouvernance, par exemple sans participation au capital, ont encore élargi les possibilités pour les CVM. C'est donc grâce à une combinaison de trois forces – dégroupage, délocalisation, externalisation – que les CVM sont parvenues à dominer la production, l'investissement et le commerce au niveau international.
Une "tempête parfaite" pour les chaînes de valeur mondiales
Au cours de la dernière décennie, le processus d'expansion et d'approfondissement des CVM s'est cependant enrayé, comme en témoigne le fléchissement des indicateurs concernant l'IED, le commerce et la participation aux CVM. La crise actuelle provoquée par la pandémie de COVID‑19 vient donc compliquer la situation pour un système de production internationale déjà aux prises avec plusieurs défis majeurs: la nouvelle révolution industrielle, la montée du nationalisme économique, et l'impératif de durabilité.
Ces trois facteurs approchaient déjà de points d'inflexion. Si l'on ajoute les chocs soudains causés par la pandémie au niveau de la demande, de l'offre et des politiques – et, à plus long terme, la nécessité de créer des chaînes d'approvisionnement plus résilientes et les pressions exercées par les gouvernements et l'opinion publique en faveur d'une plus grande autonomie nationale ou régionale dans les capacités productives ‑ le système de production internationale et les CVM pourraient essuyer une "tempête parfaite" (figure 1).
Figure 1. Une "tempête parfaite" pour les chaînes de valeur mondiales
Source: Rapport sur l'investissement dans le monde 2020 (CNUCED).
Gravir les échelons du développement dans le cadre des CVM
Du point de vue du développement, les CVM peuvent élargir la répartition géographique de la valeur ajoutée, des emplois et des technologies à différents stades. En ce sens, elles peuvent aider les pays en développement à "rattraper leur retard" au niveau des revenus et favoriser la convergence entre les économies. Cependant, les CVM ne sont pas automatiquement bénéfiques pour le développement. En effet, la participation aux CVM peut entraîner une certaine dépendance vis‑à‑vis d'une base technologique restreinte et de chaînes d'approvisionnement coordonnées par des multinationales pour des activités à faible valeur ajoutée.
La majorité des pays en développement participent de plus en plus aux CVM – leur part dans le commerce mondial en valeur ajoutée est passée de 20% en 1990 à plus de 40% aujourd'hui – mais beaucoup parmi les plus pauvres ont encore du mal à accéder aux CVM en dehors des exportations de ressources naturelles. Par conséquent, une priorité pour les pays en développement, et en particulier les pays les moins avancés (PMA), est de s'engager durablement sur des voies de développement dans le cadre de CVM où leur participation puisse élargir – et non plus limiter – les possibilités de croissance et de captation de valeur au niveau national.
Trouver un équilibre entre l'intégration dans les réseaux mondiaux (participation aux CVM) et la captation de valeur ajoutée (progression dans les CVM) est un enjeu stratégique majeur pour les pays en développement et les PMA. En pratique, il ne s'agit pas de se positionner une fois pour toutes par rapport à ces paramètres, mais d'avancer pas à pas pour gravir progressivement les échelons du développement dans le cadre des CVM: il s'agit de passer d'une participation nulle ou faible, souvent limitée à une intégration en aval pour l'approvisionnement en produits de base, à une pleine participation en tant que producteurs de biens intermédiaires intégrés en amont et en aval, et d'activités à faible valeur ajoutée à des activités plus durables à plus forte valeur ajoutée.
Pour la plupart des pays (environ 65%), la participation accrue aux CVM au cours des 20 dernières années s'est traduite par une réduction de la part de la valeur ajoutée nationale, compensée cependant par une augmentation du commerce dans le cadre des CVM, pour aboutir à une contribution positive au PIB en termes absolus. Certains pays (environ 15%) ont réussi, souvent après une forte augmentation initiale de leur participation aux CVM, à récupérer de la valeur ajoutée nationale, principalement en progressant dans les CVM où ils ont renforcé leur position, et en s'intégrant dans d'autres chaînes à plus forte valeur (figure 2).
Figure 2. Stratégies de développement dans le cadre des CVM
Source: Rapport sur l'investissement dans le monde 2013 (CNUCED).
Difficultés et possibilités pour les pays en développement et les PMA
Les principales trajectoires envisagées pour la transformation des CVM ont toutes des implications différentes pour les responsables des politiques de développement. La relocalisation ébranlera les économies qui dépendent de la participation aux CVM et des exportations pour leur croissance. La diversification et la numérisation qui l'accompagne ouvriront de nouvelles possibilités de participer aux CVM, mais rendront la captation de valeur plus difficile. Dans le cadre de la régionalisation, la coopération avec les pays voisins dans les domaines du développement industriel, du commerce et de l'investissement revêtira une importance cruciale. Quant à la reproduction, elle fera évoluer le modèle de promotion de l'investissement, pour l'heure uniquement axé sur les activités industrielles à grande échelle.
Chacun de ces scénarios macroéconomiques comporte à la fois des difficultés et des possibilités pour les pays en développement, qui diffèrent en fonction du niveau de revenu, du stade de développement et de l'intégration dans les CVM. Les PMA désireux de gravir tous les échelons – du statut de simple fournisseur de produits de base à celui de producteur mondial de marchandises et de services à valeur ajoutée – devront surmonter des difficultés et saisir des possibilités spécifiques à chaque étape de leur parcours de développement (figure 3).
Figure 3. Gravir les échelons du développement dans le cadre des CVM: difficultés et nouvelles possibilités
Source: Schéma de l'auteur, d'après les rapports de la CNUCED sur l'investissement dans le monde 2013 et 2020.
Au premier échelon du développement, le souhait d'accroître la résilience grâce à une production plus localisée et régionale, ainsi que l'impact de la quatrième révolution industrielle sur les écarts salariaux, restreindront l'IED mondial motivé par la recherche de gains d'efficacité, qui a traditionnellement permis aux PMA d'accéder aux réseaux mondiaux de production. Il sera aussi difficile de tirer parti d'un bassin plus large d'investisseurs motivés par la recherche de nouveaux marchés, qui se tourneront de préférence vers des pays à revenu moyen et élevé. Les pays à faible revenu pourraient voir augmenter les risques d'un recul de l'investissement étranger en valeur absolue et d'une diminution de leur participation aux réseaux mondiaux de production.
Pour ces pays, il devient crucial de consolider les chaînes de valeur régionales. En effet, cela peut leur permettre non seulement de rompre la dépendance vis‑à‑vis des marchés, des capitaux et des technologies des économies développées, de manière à stimuler le développement local, mais aussi de promouvoir la spécialisation interne au niveau régional, la diversification, ainsi que la transformation structurelle et la progression dans les chaînes de valeur.
La régionalisation n'est cependant pas le seul outil dont disposent les PMA pour contrer le démantèlement et l'érosion des CVM traditionnelles. La segmentation croissante du marché et l'augmentation de la demande pour des produits de consommation de bas et de milieu de gamme sur les marchés émergents offrent ainsi des possibilités d'intégration dans les CVM pour les producteurs à bas coûts. La diffusion des technologies numériques facilite l'accès aux marchés mondiaux, y compris pour les petites entreprises. Le souhait des investisseurs de diversifier leurs sources d'approvisionnement pour accroître la résilience pourrait aussi entraîner une réimplantation des activités des usines chinoises et asiatiques vers de nouveaux pôles de production à bas coûts par exemple en Afrique.
À l'échelon supérieur, la tendance à la relocalisation et au désinvestissement constitue une menace pour des positions établies dans les CVM. En outre, la numérisation creuse l'écart entre une majorité d'activités de production à bas coûts et faible valeur ajoutée et quelques activités très stratégiques à forte intensité de connaissances et de technologies. Non seulement les pays en développement captent de moins en moins de valeur ajoutée, mais ils doivent aussi gravir une marche plus haute pour passer au niveau suivant.
Face à cette situation, les pays concernés doivent élargir leurs activités industrielles, et mettre l'accent non plus sur des pôles de production très concentrés et étroitement spécialisés mais sur des pôles pleinement intégrés tirant parti des écosystèmes et des liens locaux pour accroître la résilience. Les secteurs de services offrent aux pays en développement de multiples possibilités nouvelles pour stimuler leur participation aux CVM: dans le domaine du développement de logiciels, des technologies, du soutien à la commercialisation ou encore des services professionnels. En outre, les services à valeur ajoutée forte et moyenne, tels que la comptabilité et les activités de création, seront de plus en plus fournis à l'étranger par le biais du télétravail: les services restent donc un territoire à explorer pour les délocalisations motivées par des stratégies de réduction des coûts de la main‑d'œuvre.
Le développement de nouvelles activités pour la création de contenu local ouvre d'autres perspectives dans le domaine des services numériques, et il devient possible pour les pays de sauter des étapes dans des secteurs allant des télécommunications aux services financiers. Une nouvelle conception de la création de valeur ajoutée, passant de la production de masse à la personnalisation de masse, favorise la captation de valeur par des pays plus petits spécialisés dans des segments spécifiques et des niches. Enfin, eu égard aux vulnérabilités environnementales, la production internationale devra se soumettre à un impératif de durabilité, et les économies verte et bleue seront de plus en plus attrayantes pour le développement et la progression dans les CVM.
Compte tenu de l'importance des CVM pour la reprise après la pandémie, pour la croissance économique et la création d'emplois, ainsi que pour les perspectives de développement des PMA, les gouvernants doivent clairement exploiter toutes les possibilités afin de promouvoir un environnement politique propice à un ajustement progressif des réseaux internationaux de production aux nouvelles réalités.
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Bruno Casella – Économiste principal, CNUCED.
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