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Les conclusions du Rapport sur l'évaluation mondiale 2019 de la plate‑forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques sont sans appel: "L'activité humaine menace d'extinction globale un nombre d'espèces sans précédent." Ce constat est à la fois pressant et accusateur.
Quelque chose n'a clairement pas fonctionné dans la Convention de 1992 sur la diversité biologique et le Protocole de Nagoya de 2010. Nous sommes d'avis que cet échec concerne "l'accès aux ressources génétiques" et le "partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation" qui sont l'objet du troisième objectif de la Convention et la raison d'être du Protocole. L'accès et le partage des avantages visent à harmoniser les mesures d'incitation entre les utilisateurs et les fournisseurs de ressources génétiques. La réussite d'une telle harmonisation dépend cependant de la modalité d'accès et de partage choisie.
Même si la question relève en soi de l'économie, les aspects économiques pertinents ont été soigneusement ignorés par la Conférence des Parties à la Convention. Cette indifférence porte préjudice tant aux pays du nord comme à ceux du sud, aux pays utilisateurs comme aux pays fournisseurs. Ce sont cependant les pays riches en diversité mais pauvres en capital qui en font les frais.
Failles fondamentales et sens ordinaire
La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités dispose qu'un terme non défini dans un traité doit être interprété selon son "sens ordinaire" et "à la lumière de son objet et de son but". Dans la Convention sur la diversité biologique, le "matériel génétique" est défini comme un "matériel", terme qui ne fait, lui, l'objet d'aucune définition. Cette négligence a des conséquences.
On peut dès lors imaginer les répercussions que cela a sur la question sensible des "données de séquençage numériques". En 2017, une étude factuelle exploratoire a été demandée, et, en 2018, un groupe spécial d'experts techniques s'est réuni. Si le groupe ne s'est pas entendu sur le terme "matériel génétique", un consensus s'est toutefois dégagé au sujet des "données de séquençage numériques", le groupe estimant qu'il ne s'agissait pas du terme le plus adapté.
Plus particulièrement, certains participants étaient d'avis que certains, voire l'intégralité, de ces types de données pouvaient, pris ensemble, constituer une "information naturelle". Dès lors que l'objet de l'accès à des fins de partage des avantages est considéré comme étant une "information naturelle", les aspects économiques passent au premier plan. Leur application implique que le multilatéralisme prend le pas sur le bilatéralisme en tant que modalité d'accès et de partage des avantages.
Les délégués des pays du nord comme du sud sont généralement formés en droit, et ont des difficultés avec l'économie. On pourrait même penser qu'une majorité d'entre eux confond l'économie des actifs corporels avec celle des actifs incorporels, et le bilatéralisme avec la souveraineté. Or il n'y a rien de pire pour l'efficacité et l'équité. Ces deux économies sont diamétralement opposées. Les actifs corporels justifient le bilatéralisme et les actifs incorporels, le multilatéralisme.
L'économie peut être analysée en utilisant un exemple de la vie quotidienne: les meubles. Prenons une chaise fabriquée dans un pays en développement. Les actifs corporels sont le bois, la main‑d'œuvre et les machines utilisés dans la production. La chaise est aussi produite selon un modèle, qui est un actif incorporel. Le bilatéralisme implique que tout le monde peut copier le modèle et se faire concurrence. Le multilatéralisme, lui, implique que le créateur du modèle bénéficie d'une mesure de protection.
Mécanisme multilatéral mondial de partage des avantages
Depuis Adam Smith, les économistes considèrent la concurrence comme un moteur d'efficacité, et même d'équité. Cela ne s'applique toutefois pas à l'information. Lorsque l'information fait l'objet d'une concurrence, un grand nombre d'aspirants inventeurs attendent de copier ce que d'autres ont inventé. Cette stratégie leur permet d'éviter les coûts fixes liés à la création. Si un grand nombre de fournisseurs procèdent ainsi, le prix du marché chute, ce qui empêche les innovateurs de récupérer le montant qu'ils ont investi dans leur invention.
Reconnaissant l'inefficacité et le caractère injuste de cette situation, les gouvernements ont institutionnalisé des monopoles sur l'information créée par l'humain (c'est‑à‑dire, l'information artificielle) par l'intermédiaire de droits de propriété intellectuelle limités dans le temps.
La même logique peut s'appliquer aux ressources génétiques. Tout comme les gouvernements encouragent la création d'informations artificielles (par exemple les innovations et les créations) par la voie des droits de propriété intellectuelle, ils peuvent encourager la conservation d'informations naturelles par l'intermédiaire de l'accès et du partage des avantages. Étant donné que l'information naturelle est diffusée dans plusieurs pays, il est préférable que la protection soit oligopolistique plutôt que monopolistique.
L'absence d'une telle protection entraîne un effondrement des prix du marché et le maintien de coûts d'opportunité liés à la conservation trop élevés.
La preuve d'un tel nivellement par le bas nous vient d'un pays dont la Constitution impose la transparence. En 2015, le Brésil a adopté une loi qui fixe les redevances octroyées pour l'utilisation de ressources génétiques à un maigre 0,1%. Il convient de prendre la mesure de ce que représente 0,1%. Sur des ventes de biotechnologie d'un million de dollars, les redevances ne s'élèveront qu'à 1 000 dollars. Pour les innovations phare, qui génèrent normalement des ventes d'un milliard de dollars EU, les redevances ne seront que d'un million de dollars.
Le Brésil est le pays le plus riche en biodiversité. Un plancher de 0,1% dans ce pays deviendra la norme pour les accords bilatéraux dans le monde entier. Même si l'octroi de redevances à un pourcentage proche de zéro porte préjudice à tous les pays, les pays les plus touchés sont les pays les moins avancés (PMA) très riches en biodiversité, tels que la République démocratique du Congo ou Madagascar.
L'accès et le partage des avantages pourraient‑ils contribuer à une "mobilisation des ressources"?
L'article 10 du Protocole de Nagoya demande aux Parties d'"examiner" les modalités d'un mécanisme multilatéral mondial de partage des avantages pour "des situations transfrontières". Si la formulation peut sembler faible, il n'en est rien. La matière ne peut se trouver à deux endroits en même temps, c'est pourquoi le terme "transfrontières" a une signification implicite. De même, "mondial", qui se rapporte à "mécanisme", signifie que les redevances sont déterminées au niveau multilatéral.
Pour partager les recettes provenant des redevances de la manière la plus équitable, il conviendrait de les distribuer proportionnellement à la zone géographique d'habitat. Pour les informations naturelles très répandues, les recettes perçues financeraient l'infrastructure nécessaire à la taxonomie et au classement des espèces. Jusqu'à ce que l'utilisation de ressources génétiques relève du domaine de la propriété intellectuelle, l'information naturelle circule librement. C'est ce que l'on appelle l'"ouverture limitée".
Si l'examen d'un mécanisme multilatéral mondial de partage des avantages aboutit à la création d'un tel mécanisme, l'article 10 sera l'aboutissement de 14 conférences des Parties.
Pourquoi les utilisateurs continuent‑ils de rejeter ce mécanisme? Pourquoi les fournisseurs restent‑ils indifférents? La réponse est prosaïque: il y a non seulement des carrières et des réputations en jeu, mais également de l'argent.
Les ventes annuelles mondiales dans le secteur de la biotechnologie sont de l'ordre de plusieurs centaines de milliards de dollars EU. Les recettes provenant de redevances dont le pourcentage est compris entre 1% et 10%, négocié dans le cadre de la Conférence des Parties, pourraient s'élever à des dizaines de milliards de dollars EU par an. Les coûts d'opportunité de la conservation et de l'utilisation durable (article premier de la Convention) pourraient enfin être compensés. La "mobilisation des ressources" (article 25 du Protocole de Nagoya) deviendrait enfin réalité. Les revenus provenant des redevances pourraient permettre de compenser les changements proposés concernant l'utilisation des terres dans les pays pauvres en capital.
L'accès et le partage des avantages dans les Objectifs d'Aichi pour la biodiversité et le Cadre mondial de la biodiversité pour l'après‑2020
Dans une longue liste, l'élément le plus important n'est souvent pas apprécié à sa juste valeur. Le Protocole de Nagoya comprend 36 articles. L'article 10 (Mécanisme multilatéral mondial de partage des avantages) n'est pas juste un article parmi d'autres, il est un rouage essentiel du Protocole et de la Convention. De même, les Objectifs d'Aichi pour la biodiversité sont au nombre de 20. L'Objectif n° 16 concerne le Protocole de Nagoya.
Les proportions sont aussi importantes en économie qu'en écologie.
Les pourcentages des redevances fixés dans les accords bilatéraux sont tellement bas que les utilisateurs ne les communiquent pas volontairement. Cela dit, le critère de justice et d'équité ne requiert pas de pourcentage spécifique. Il ne nécessite qu'un traitement égal dans la protection de l'information artificielle et de l'information naturelle. Un mécanisme multilatéral mondial de partage des avantages rend les règles du jeu uniformes.
L'augmentation du pourcentage des redevances dépendra de la façon dont les fournisseurs, principalement des pays en développement et des PMA, auront réussi à négocier en tant que groupe. Les pourcentages pourraient aller jusqu'à doubler. Cependant, si un fournisseur contribue à la perte d'habitat, sa part de redevances sera réduite.
Les proportions importent bel et bien. En engendrant des recettes importantes provenant des redevances sur les biotechnologies, dont nombre devront leur existence à l'"ouverture" prévue par l'"ouverture limitée", l'article 10 peut devenir le pilier non seulement de la Convention sur la diversité biologique et du Protocole de Nagoya, mais aussi du Cadre mondial de la biodiversité pour l'après‑2020.
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Manuel Ruiz Muller est conseiller principal et chercheur à la Sociedad Peruana de Derecho Ambiental. Joseph Henry Vogel est professeur d'économie à l'Université de Puerto Rico‑Río Piedras. Klaus Angerer est postdoctorant au Carl Friedrich von Weizsäcker‑Center for Philosophy and History of Science, à l'Université Eberhard Karls de Tübingen. Nicolas Pauchard est doctorant à l'Institut de hautes études en administration publique de l'Université de Lausanne.
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