10 octobre 2019

Mondialisation, robotique et voies vers le développement

by Fabrice Lehmann / in Questions réponses

La publication Nouvelles du commerce au service du développement a discuté de l'avenir de la mondialisation et des voies vers le développement avec Richard Baldwin, Professeur d'économie à l'Institut de hautes études internationales de Genève. Dans son dernier livre, The Globotics Upheaval, M. Baldwin prévoit qu'à l'avenir la mondialisation sera façonnée par des innovations numériques dans les domaines de la robotique et de l'intelligence artificielle qui seront très différentes de celles d'aujourd'hui ou d'hier. Cet avenir soulève d'importantes questions concernant les perspectives pour les pays les moins avancés dans une époque marquée par de vertigineux bouleversements au niveau mondial.

 

TfD: Avant de regarder vers l'avenir, prenons tout d'abord un peu de recul pour voir où nous en sommes. Dans votre ouvrage précédent, The Great Convergence, vous décrivez un processus dans lequel la mondialisation s'est modifiée et accélérée au début des années 1990 grâce aux technologies de l'information et de la communication, et aux chaînes de valeur mondiales. Vous désignez ce processus comme un "deuxième dégroupage" causé par l'assouplissement des contraintes liées au "coût de transmission des idées". Cela a conduit à un essor sans précédent des économies émergentes, notamment la Chine et d'autres pays d'Asie, grâce à la délocalisation d'étapes de la production et au transfert de savoir faire vers les pays à bas salaires. Pourquoi cette transformation du secteur manufacturier mondial s'est elle concentrée dans quelques pays en développement et pourquoi a t elle dans une large mesure exclu les pays les moins avancés?

RB: On recense pour l'essentiel deux facteurs liés au fait que la géographie et les coûts de transport revêtent encore une très grande importance pour ce type d'intégration.

Le premier concerne le rapport entre la valeur ajoutée et le commerce brut. Les échanges réciproques de pièces détachées et de composants sont souvent sensibles au facteur temps, et très peu de valeur est ajoutée à chaque étape de la production. Bien que les coûts de transport soient faibles par rapport à la valeur brute de la marchandise, les coûts du commerce peuvent augmenter fortement lorsque des articles à faible valeur ajoutée traversent plusieurs fois des frontières dans le cadre de la production finale. Cela a conduit les entreprises des pays industrialisés à produire les pièces détachées et les composants dans des usines situées dans la même région. Le deuxième facteur est que le personnel d'encadrement ou les techniciens qui travaillent dans ces chaînes de valeur transnationales doivent parfois traverser des frontières. La nécessité de limiter le temps et les coûts consacrés au déplacement du personnel entre les installations a également conduit à une concentration régionale.

En d'autres termes, les forces ayant favorisé les regroupements dans des pôles industriels au sein des pays durant la phase initiale de l'industrialisation sont encore à l'œuvre aujourd'hui.

TfD: Dans The Globotics Upheaval, vous vous appuyez sur le cadre élaboré dans The Great Convergence et vous examinez la prochaine étape de la mondialisation, que vous appelez le "troisième dégroupage". À cet égard, la troisième contrainte qui ralentit la mondialisation des marchés, à savoir le coût de déplacement du personnel, est très fortement réduite grâce aux technologies numériques. Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle vague de mondialisation pour laquelle vous avez créé le néologisme "globotique" qui associe les termes globalisation et robotique?

RB: On peut aisément examiner cette évolution comme suit. Le premier dégroupage a élargi les marchés grâce à une chute des coûts de transport et à une libéralisation classique des marchandises au‑delà des frontières. Le deuxième dégroupage, dont nous venons de parler, a vu les usines franchir les frontières. Ce nouveau dégroupage concerne cette fois les bureaux. En d'autres termes, la mondialisation à venir portera sur les tâches que nous réalisons et pas seulement sur les objets que nous fabriquons.

La globotique associe mondialisation et robotique: elle est les deux à la fois. Cela signifie que des personnes sont assises dans un pays et travaillent dans des bureaux dans un autre pays. J'appelle cela la "télémigration", qui revêt différentes modalités.

L'externalisation des fonctions de l'entreprise est un modèle dans lequel les sociétés tirent avantage des différences de salaires pour embaucher des fournisseurs de services talentueux basés dans les pays en développement et opèrent, en l'essence, des usines de services à l'étranger, plutôt que des usines de pièces détachées et de composants. Une autre modalité concerne les entreprises multinationales basées dans les pays en développement, comme Infosys en Inde par exemple, qui fournissent des services externalisés par le biais des télécommunications. Une troisième modalité est celle des plates‑formes en ligne de travail indépendant, comme Upwork, qui permettent une télémigration à plus petite échelle. En substance, il est question des échanges de services relevant du mode 1, tels qu'ils sont définis dans l'Accord général sur le commerce des services de l'OMC.

TfD: Votre livre examine en outre la façon dont la diffusion des innovations telles que la robotique et l'intelligence artificielle affecteront la répartition internationale du travail à travers une téléprésence accrue et un arbitrage concernant les disparités salariales au niveau mondial. Vous avancez l'argument selon lequel la "télémigration" génèrera pour les employés de bureau des pays riches des bouleversements similaires à ceux subis par les ouvriers des pays industrialisés lors des vagues de mondialisation passées. Mais qui profitera le plus de ces débouchés à l'exportation et du transfert potentiel de centaines de millions de tâches?

RB: Les grands gagnants seront les entreprises des pays riches qui peuvent importer leurs services à moindre coût et les exportateurs de services des pays en développement. Les employés de bureau en concurrence avec ces importations seront perdants en raison du déplacement des emplois et les exportateurs de services seront généralement gagnants car ils pourront vendre leurs services à un prix plus élevé.

La globotique associe mondialisation et robotique: elle est les deux à la fois. Cela signifie que des personnes sont assises dans un pays et travaillent dans des bureaux dans un autre pays. J'appelle cela la "télémigration", qui revêt différentes modalités.

C'est pourquoi, dans un nouvel article sur la globotique et le développement coécrit avec Rikard Forslid, j'avance que le miracle des marchés émergents se poursuivra et s'étendra géographiquement. Cependant, le modèle de réussite ressemblera à celui de l'Inde, plutôt qu'à celui de la Chine. En d'autres termes, il s'agira d'un développement des exportations tiré par les services plutôt que par le secteur manufacturier, et qui s'étendra, au delà des pays émergents concernés par la vague précédente, aux nombreuses économies à bas coûts dotées d'individus talentueux.

La précédente vague de croissance des marchés émergents reposait sur les exportations de marchandises de deux sortes: les produits manufacturés dans le cadre de chaînes de valeur mondiales et provenant principalement d'un ensemble limité de pays, dont la Chine représentait plus de la moitié; cela a causé à son tour un essor des produits de base qui a profité à d'autres pays émergents. Le paysage commercial sera désormais caractérisé par les services. De plus, dans la mesure où la question du transport disparaît quasiment grâce aux technologies numériques et à Internet, l'ampleur géographique sera plus large.

Pour poursuivre sur la question des bénéficiaires, je pense que le processus profitera en premier lieu aux membres de la classe moyenne des pays à revenu intermédiaire qui disposent des compétences nécessaires et d'un accès fiable et abordable à une connexion Internet et à l'électricité. Cela aidera certains pays à sortir du piège du revenu intermédiaire tandis que leur main d'œuvre rejoindra le marché mondial du travail grâce à la technologie.

TfD: Les pays les moins avancés ont pour la plupart été oubliés par les révolutions industrielles précédentes et restent bloqués dans une approche du commerce qui date des XIXe et XXe siècles et se caractérise par des marchandises et produits de base à faible valeur ajoutée. Comment ces pays s'inscrivent-ils dans cette nouvelle vague de mondialisation et dans les chaînes de valeur complexes que vous décrivez?

RB: Je pense que bon nombre de ces pays ne suivront pas cette nouvelle évolution dans les cinq à dix prochaines années. Il leur manque la connectivité et les compétences de base pour y participer. En outre, un autre facteur important est que les pays les plus pauvres ne disposent pas de connexions bancaires internationales. Ils ont pour ainsi dire été exclus en raison des exigences en matière de connaissance de la clientèle. De nombreux pays parmi les moins avancés resteront à la traîne.

Les grands gagnants seront les entreprises des pays riches qui peuvent importer leurs services à moindre coût et les exportateurs de services des pays en développement. Les employés de bureau en concurrence avec ces importations seront perdants en raison du déplacement des emplois et les exportateurs de services seront généralement gagnants car ils pourront vendre leurs services à un prix plus élevé.

À l'exception de pays tels que le Laos ou le Cambodge qui sont proches de zones où se développe ce type d'activités transfrontières, le sentiment est que les pays les moins avancés ne participeront pas à ces chaînes de valeur sophistiquées. Les conditions de l'activité des entreprises, les infrastructures et les ressources humaines dont ils disposent ne leur permettent pas encore de profiter des arbitrages mondiaux concernant le travail dans le secteur des services. L'une des premières choses qu'ils devront faire est de moderniser leurs infrastructures numériques.

TfD: Un autre aspect de la quatrième révolution industrielle est la part des exportations des pays en développement dans le secteur manufacturier qui est rapidement en train d'être automatisée par les partenaires commerciaux. Quelles sont les perspectives en termes d'industrialisation tirée par les exportations et de création d'emplois pour les pays à bas salaires qui affichent un retard de développement dans ce paysage manufacturier en évolution?

RB: Le sous‑titre de mon récent article sur la robotique et le développement mentionne que le secteur manufacturier ne crée pas d'emplois et que les services peuvent être échangés. À l'avenir, la capacité du secteur manufacturier à créer des emplois pour les travailleurs non qualifiés des pays pauvres sera réduite. La Banque mondiale a rédigé un rapport sur ce sujet intitulé "Secteur manufacturier: Le grand moteur du développement est‑il voué à se gripper?" qui interroge la façon dont l'automatisation affaiblit le processus traditionnel de développement.

Selon mon analyse des tendances, davantage de produits manufacturés seront produits localement. Alors que l'utilisation de robots et l'automatisation se développent et se diffusent, les coûts de la main‑d'œuvre diminueront au point de faire oublier les retards et les efforts liés à l'expédition des marchandises. Ainsi par exemple, l'Europe, tout comme l'Afrique, fabriquera l'essentiel de ses marchandises. En substance, on parle d'une réduction des échanges ou, en d'autres termes, les produits manufacturés ne s'échangent plus, tandis que les services deviennent marchands.

TfD: Les populations des pays les moins avancés sont jeunes et en croissance rapide. Comme on l'a dit, les salaires perdront de l'importance dans le secteur manufacturier mondial, lequel pourrait ne plus permettre aux pays pauvres, comme cela a été le cas par le passé, de créer des emplois et de se développer grâce à des activités à forte intensité de main d'œuvre et qui augmentent la productivité. Quelle est la meilleure manière pour ces pays de préparer leur main d'œuvre pour le marché du travail de demain?

RB: Il s'agit là d'une question à laquelle il convient de réfléchir sérieusement car la voie traditionnelle vers le développement est en train d'être fermée par l'automatisation. Il est simplement impossible que des personnes – même si leur niveau de salaire est très bas comme au Burkina Faso – puissent faire concurrence aux robots dans la fabrication de masse. Cela n'arrivera peut être pas dans les dix prochaines années, mais l'essentiel de la production manufacturière sera probablement automatisée d'ici quarante ans au plus.

Les responsables politiques doivent donc se préparer pour les défis et les possibilités à venir. Cependant, je ne pense pas que préparer la main d'œuvre pour les exportations de services ou pour les emplois de demain soit différent. Il faut que les futurs travailleurs soient alphabétisés, en bonne santé et connectés.

Il s'agit là d'une question à laquelle il convient de réfléchir sérieusement car la voie traditionnelle vers le développement est en train d'être fermée par l'automatisation. Il est simplement impossible que des personnes – même si leur niveau de salaire est très bas comme au Burkina Faso – puissent faire concurrence aux robots dans la fabrication de masse.

En étudiant la robotique et les voies vers le développement, j'associe deux courants de la littérature. Selon le premier, la contribution du secteur manufacturier à l'emploi et à la croissance évoluera en raison de l'automatisation. Le second affirme que les exportations de services offrent une autre voie.

De fait, mon argument va plus loin: il n'y aura pas d'autre Chine, non pas du fait des restrictions au commerce, mais de l'automatisation. La voie vers un développement tiré par les services deviendra la norme et c'est à cela qu'il faut penser.

TfD: Pour conclure, dirigeons brièvement notre attention sur la coopération en matière de commerce international et sur la réaction des populations dans les pays riches – et peut être même dans les pays émergents – face aux conséquences en termes de répartition des pertes d'emplois rapides et massives au profit de destinations à plus bas salaires dans les secteurs de service. Pensez vous que le système commercial fondé sur des règles résistera à ce bouleversement?

RB: Je pense que le système est capable d'accommoder cette expansion du commerce des services, et que ce sera le cas. Il ne faut pas oublier que la mondialisation fonctionne dans les deux sens. J'ai tendance à penser que la colère ne sera pas forcément dirigée contre la mondialisation, mais plutôt contre un aspect technologique; ainsi, les entreprises spécialisées dans l'automatisation des processus par la robotique ou les fournisseurs d'une intelligence artificielle plus sophistiquée pourraient être considérés comme responsables des pertes d'emplois sur le marché du travail. Et ce, même si la mondialisation pourrait certainement aussi être englobée dans ce mouvement d'hostilité. La révolution de la globotique est inévitable et sera, selon moi, bénéfique à long terme. Les responsables politiques des pays exposés à la concurrence des importations devraient en priorité aider leur main d'œuvre grâce à des politiques en faveur du marché du travail qui protègent les travailleurs, et non les emplois.

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