|
|
|
Sur le trajet entre Chittagong et Cox's Bazar, dans le sud du Bangladesh, le dynamisme est évident. Une route flambant neuve a remplacé les chemins cahoteux au sud de la ville, faisant passer les usagers à travers des rizières luxuriantes. La circulation est moins dense que dans la capitale Dacca, même si ne cessent de défiler les symboles rutilants d'une jeune classe moyenne. Sur les côtés de la route se dressent les remparts de nouveaux royaumes de béton.
Ce trajet est révélateur de la transformation qu'a connue le Bangladesh. La guerre civile et la famine du début des années 1970 ont laissé place à une révolution verte. Des politiques industrielles ingénieuses ont permis de créer des emplois dans une industrie du vêtement en plein essor, et le secteur des services connaît actuellement un développement rapide. Le taux d'extrême pauvreté est passé des quatre cinquièmes de la population à moins d'un dixième. Le pays fait partie des trois économies ayant enregistré la croissance la plus rapide en 2019.
La santé et l'éducation se sont grandement améliorées. Si au moment de l'indépendance, en 1971, l'espérance de vie moyenne était de 47 ans, les Bangladais peuvent aujourd'hui espérer vivre jusqu'à 72 ans, soit plus que la moyenne de l'Asie du Sud Est. La mortalité infantile a chuté, reculant de 149 à 28 au cours de la même période, le Bangladesh faisant encore une fois mieux que le reste de la région. Près des trois quarts des enfants bénéficient d'un enseignement secondaire, alors qu'ils n'étaient qu'un cinquième en 1973.
Ces grandes avancées sociales s'expliquent en partie par la légendaire société civile bangladaise. Pendant des décennies, les employés d'organisations non gouvernementales ont perfectionné leurs compétences dans les régions rurales. En 2015, cela leur a permis, aux côtés des Nations Unies et du gouvernement, de loger, de vacciner et de nourrir à bref délai près des trois quarts du million de réfugiés rohingya ayant traversé la frontière en direction de Cox's Bazar en provenance de l'État voisin de Rakhine au Myanmar.
Une vague de sorties de la catégorie des PMA
Ces avancées économiques et sociales ont placé le Bangladesh, de loin le PMA le plus peuplé, parmi les premiers des 12 pays censés sortir de la catégorie des PMA des Nations Unies ces prochaines années.
Le Bangladesh et le Myanmar étaient les deux seuls pays à remplir pour la première fois les trois critères de retrait de la liste lors du dernier examen du Comité des politiques de développement des Nations Unies en 2018. S'ils les remplissent toujours en 2021, ils pourraient sortir de la catégorie des PMA en 2024. Cinq pays devraient ne plus être considérés comme des PMA d'ici 2024, et sept autres devraient sortir de la catégorie peu de temps après.
Ainsi, après une période de transition, ces pays et leurs 270 millions d'habitants, soit un quart de la population totale des PMA, perdront les avantages associés au statut de PMA, y compris ceux découlant des accords commerciaux préférentiels et de l'engagement pris par les pays développés d'accorder en priorité une aide aux PMA, ainsi que le financement de l'action climatique à des conditions favorables, l'aide relative à la participation aux réunions internationales et les concessions budgétaires accordées par l'ONU.
La croissance de l'industrie du vêtement dans des pays comme le Bangladesh et le Myanmar a été soutenue par un accès aux marchés sans contingent et en franchise de droits au titre de l'initiative "Tout sauf des armes" (TSA) de l'Union européenne (UE) depuis son lancement en 2001. Exempté du paiement de droits sur tout ce qu'il exporte vers l'UE, le Bangladesh est devenu le deuxième exportateur mondial de vêtements. Au Myanmar, la croissance du secteur a été multipliée par dix depuis que le pays a accédé au TSA en 2013. Plus d'un demi‑million de travailleurs envoient les trois quarts de leur salaire à leurs familles qui vivent dans les régions rurales. Les fabricants de vêtements du Cambodge, qui devrait sortir de la catégorie des PMA ultérieurement, ont eux aussi grandement bénéficié du TSA.
Les exportateurs d'autres PMA tirent aussi parti des préférences commerciales, et, dans les pays qui n'exploitent pas ces avantages, les gouvernements rechignent à afficher une confiance excessive en renonçant aux modestes concessions symboliques restantes.
D'aucuns seraient d'avis qu'il est temps que les PMA sortants abandonnent ces privilèges; la réalité n'est cependant pas aussi simple. Les conditions ne sont pas égales pour tous. D'anciens PMA sont toujours grandement pénalisés de par leur situation géographique, leur histoire, leur taille, leur structure économique et leur position. Même si un pays sort de la catégorie des PMA, bon nombre de ses habitants ne sortiront pas de la pauvreté pour autant.
La dictature des moyennes
Le revenu national brut par habitant au Bangladesh a atteint 1 274 USD sur la base du pouvoir d'achat en 2018, juste au‑dessus du seuil requis pour qu'un pays soit retiré de la liste des PMA.[1] Cependant, diviser le revenu total du pays par ses 163 millions d'habitants ne reflète en rien la manière dont ce revenu est réparti.
Si la pauvreté a diminué sur le long terme et que la majorité des Bangladais ont un niveau d'éducation bien plus élevé et vivent en bien meilleure santé qu'après l'indépendance, les progrès stagnent.
Le revenu des 10% des ménages bangladais les plus pauvres a baissé entre 2010 et 2016. D'après les chiffres du gouvernement, les 5% les plus pauvres ont vu leurs revenus diminuer de plus de la moitié sur la même période. Environ 40 millions de personnes vivent toujours sous le seuil de pauvreté national, une population qui pourrait à elle seule former le troisième plus grand PMA en termes de nombre d'habitants. Parallèlement, le revenu des 5% des ménages urbains les plus riches a connu une hausse de 88% en 2016, leur rémunération étant plus de 100 fois supérieure à celle des plus pauvres.
"La conclusion évidente est que les riches s'enrichissent tandis que les pauvres s'appauvrissent", estime le Centre pour le dialogue politique, basé à Dacca, dans un rapport. Comme dans bien d'autres pays, un nombre toujours plus important de personnes sont laissées pour compte.
La forte augmentation des revenus des riches bangladais leur permet de s'enrichir encore davantage. Les richesses sont mal réparties. Un article du Centre pour le dialogue politique estimait qu'en 2010 les 5% des ménages les plus riches possédaient plus de la moitié de toutes les richesses du pays, et le 1% des plus riches, près d'un tiers. Cependant, le 1% des ménages les plus pauvres ne possédait aucune richesse, et les 5% des plus pauvres, seulement 0,04%. Selon le même article, le coefficient de Gini pour les richesses était de 0,74, signe de fortes inégalités.
Une situation appelée à perdurer
Dans le monde, la part des salaires dans la production économique diminue, tandis que le rendement du capital augmente. Si la mondialisation réduit les écarts entre les pays, elle crée des gouffres au sein des pays eux‑mêmes. C'est le cas dans plusieurs PMA sortants, dans lesquels une classe urbaine aisée et éduquée tire parti des possibilités découlant de l'industrialisation et de l'ouverture au monde, laissant les autres de côté.
Le Bangladesh n'est pas le seul pays dans cette situation. À Vientiane, capitale de la République démocratique populaire lao, il est possible de commander un magret de canard accompagné de foie gras et une crème brûlée en dessert, ou de siroter un latte à midi. Pendant ce temps, dans un village de la communauté lantan dans la province septentrionale de Luang Namtha, des enfants au ventre gonflé et à moitié nus vendent des bracelets aux touristes pour 80 centimes de dollars. On entend des bruits de toux dans les maisons en chaume.
Dans ce village et dans d'autres régions rurales, l'accès à l'économie moderne et aux services sociaux est moins bon que dans la capitale. Les populations autochtones font souvent partie des plus vulnérables. Ayant peu de possibilités d'emploi et n'ayant pas d'autre source de revenu, davantage de personnes continueront de fait à vivre dans les mêmes conditions pendant encore de nombreuses années. Comment la communauté internationale devrait‑elle réagir?
[1] Au dernier examen triennal, le seuil du revenu par habitant, calculé selon la méthode de l'Atlas de la Banque mondiale sur la base du pouvoir d'achat, était de 1 230 USD. Les deux autres critères sont l'indice du capital humain et l'indice de vulnérabilité économique. Un pays doit remplir au moins deux des trois critères à deux examens consécutifs du Comité des politiques de développement pour que son retrait de la liste des PMA soit envisagé.
_____
Cet article est le premier d'une série en deux parties. La deuxième partie examine certaines pistes possibles pour soutenir les PMA sortants.
Daniel Gay est conseiller indépendant et collabore avec le Comité des politiques de développement des Nations Unies sur les pays les moins avancés. Vous pouvez vous abonner à son compte Twitter @DanGay
If you would like to reuse any material published here, please let us know by sending an email to EIF Communications: eifcommunications@wto.org.